La légende du Père de la Nation : À qui appartient (vraiment) l’État ?
Dans plusieurs pays postcoloniaux, la scène politique a été marquée par l’émergence d’une figure centrale : celle du chef fondateur. Qu’il soit célébré comme libérateur, bâtisseur ou guide historique, ce dirigeant n’a pas seulement gouverné : il a incarné l’État, absorbé la mémoire collective, concentré la légitimité entre ses mains. Cette figure du “père de la nation”, si fortement associée aux débuts de l’indépendance, semble aujourd’hui reléguée au passé. Les mots ont changé, les sociétés aussi.
Mais en réalité, le modèle qu’elle incarne n’a jamais disparu. Il s’est transformé, adapté, parfois dissimulé derrière des discours de modernité. Le pouvoir personnel s’exerce désormais sous des formes plus technocratiques, mais selon une logique inchangée : centralisation, loyauté, instrumentalisation de l’État. Ce n’est plus la parole du père qui dicte l’ordre, c’est la voix du dirigeant « réformateur », « proche du peuple », « garant de l’unité ».
Ce texte propose une lecture critique de cette continuité. En retraçant l’origine du pouvoir patrimonial, en analysant la manière dont il s’est modernisé sans se démocratiser, et en exposant ses effets sur les institutions, l’économie et la culture politique, il vise à éclairer un impensé collectif : dans bien des contextes, l’État n’est pas encore perçu comme une structure impersonnelle au service du public, mais comme un bien à gérer, à défendre, à distribuer.
Le résultat ? Un système qui coûte cher : en efficacité, en justice, en citoyenneté. Et une question essentielle, rarement posée : qui possède vraiment l’État ?
Du pouvoir fondateur au pouvoir hérité : de la centralisation légitime au néo-patrimonialisme
Dans de nombreux États issus de la colonisation, l'autorité politique s’est d'abord incarnée dans une figure unique. Dans un contexte d’instabilité et d’absence d’institutions solides, le pouvoir s’est concentré autour d’un homme : chef traditionnel, leader indépendantiste, militaire victorieux ou intellectuel charismatique. Il ne gouvernait pas seulement : il incarnait l’État.
Ce pouvoir personnel, né de circonstances exceptionnelles, aurait pu rester transitoire. Mais dans plusieurs contextes, ce qui devait être une étape s’est figé en système. Là où l’histoire appelait une transition, c’est une permanence qui s’est installée. Contrairement à des figures comme George Washington, qui renonça à un troisième mandat dès 1797, ou De Gaulle, qui se retira après la Libération une fois les institutions restaurées, certains chefs ont confondu leur personne avec l’État.
Peu à peu, l’autorité personnelle s’est muée en structure durable de gouvernement. La légitimité ne venait plus du droit, mais du parcours. Le dirigeant ne gouvernait pas au nom d’un contrat constitutionnel, mais au nom d’un héritage, d’un sacrifice ou d’une vision supposée supérieure à toute norme. Sa biographie remplaçait les lois, sa parole effaçait les institutions. C’est cette configuration que Max Weber désigne sous le terme de patrimonialisme.
Dans ce genre de régime, le pouvoir politique est exercé comme une propriété privée. Le chef traite l’État comme sa maison : il distribue les postes comme des récompenses, protège ses proches, gouverne avec une cour plutôt qu’une administration autonome. Le bien public devient un patrimoine personnel à gérer, transmettre ou redistribuer. Il n’y a pas de frontière entre le privé et le public, entre l’autorité institutionnelle et la loyauté personnelle.
Avec les indépendances, puis les vagues de démocratisation, ce modèle n’a pas disparu. Il s’est transformé. Un État moderne a vu le jour : constitutions, élections, parlements, organes de contrôle. En apparence, tout a changé. Mais en profondeur, les logiques patrimoniales sont restées. C’est ce que la science politique appelle le néopatrimonialisme : une forme hybride, dans laquelle les institutions existent formellement, mais sont contournées ou vidées de leur substance. Le chef de l’État gouverne au nom d’un mandat légal, dans un cadre constitutionnel souvent approuvé par référendum — mais il exerce son pouvoir comme s’il restait le dépositaire exclusif de la volonté nationale.
Dans ces régimes, l’État est moderne dans ses textes, patrimonial dans ses usages. Concrètement :
Les postes clés sont confiés à des fidèles, non à des compétents ;
Les budgets sont alloués selon des intérêts politiques, non en fonction de besoins publics objectivés ;
Les marchés, les promotions, les autorisations dépendent de la proximité au centre du pouvoir ;
Les institutions de contrôle — parlement, justice, autorités indépendantes — sont réduites à une fonction d’habillage légal.
Le pouvoir ne s’affiche plus comme autoritaire. Il se donne les apparences de la modernité : réforme, performance, transparence. Il parle de gouvernance, d’État de droit, de lutte contre la corruption. Mais derrière ce vocabulaire, il continue de fonctionner selon une logique de distribution personnelle des ressources. Ici, ce n’est pas la compétence qui ouvre les portes, c’est la loyauté. La fidélité prime sur la règle. Le lien personnel remplace le droit.
Un pouvoir sans rupture : entre fidélité, dépendance et infantilisation politique
Dans les régimes néo-patrimoniaux, le pouvoir ne repose plus sur la force brute, ni même sur l’idéologie. Il se reproduit en douceur, à travers des logiques de fidélité, de proximité, de dépendance. Il ne s’impose pas. Il s’insinue.
Le chef ne gouverne plus seul contre tous : il gouverne avec un réseau de loyautés, entretenu par l’accès sélectif aux ressources de l’État. Dans ce système, l’argent public devient le principal levier de pouvoir : il permet de récompenser les alliés, de punir les récalcitrants, de faire taire les critiques. Le budget de l’État n’est plus un outil de politique publique : il devient un instrument de redistribution patrimoniale.
Les contrats, les subventions, les postes, les autorisations administratives ne sont pas octroyés selon des critères objectifs, mais selon la position qu’on occupe dans l’orbite du pouvoir. L’économie elle-même devient dépendante : les grandes affaires se règlent par le haut, les entrepreneurs prospèrent par connivence, et les carrières publiques s’accélèrent par proximité. La règle s’efface. L’exception devient la norme.
Mais cette architecture clientélaire ne produit pas seulement de la dépendance matérielle. Elle transforme aussi les représentations. Elle modifie en profondeur la manière dont les citoyens perçoivent leur place dans l’État.
Dans un système où l’autorité se concentre autour d’un chef perçu comme le seul garant de l’ordre, le citoyen cesse d’être un acteur politique. Il devient un mineur civique. Il attend, il espère, il dépend. L’État, dans cette logique, n’est plus une structure impersonnelle au service de tous : c’est une maison. Et dans cette maison, le chef est le maître — celui qui protège, corrige, distribue, surveille. Le peuple, lui, est traité comme un enfant. Un enfant qu’on écoute quand il est sage, qu’on gronde quand il s’agite, qu’on récompense quand il obéit.
Ce rapport asymétrique se renforce à mesure qu’il se banalise. La citoyenneté se vide de son contenu critique. On n’attend plus des droits : on espère des faveurs. On ne vote pas pour choisir une orientation, mais pour renouveler un lien affectif. On ne réclame pas des comptes : on remercie pour les gestes.
Et cette culture politique, fondée sur la personnalisation du pouvoir et l’infantilisation des citoyens, empêche toute véritable alternance. Même lorsque des élections ont lieu, même lorsque les figures changent, le régime, lui, ne change pas. Car il ne repose pas sur une architecture institutionnelle indépendante, mais sur une logique de contrôle par l’accès différencié aux ressources.
Ce n’est pas seulement une forme de corruption. C’est une manière de penser l’État. Une manière de l’occuper, de le distribuer, de le raconter. Et tant que cette manière ne sera pas déconstruite, la démocratie restera formelle, et la politique, une affaire de fidélité plus que de responsabilité.
Penser le pouvoir autrement : ce que coûte le néo-patrimonialisme
Ce que révèle le néo-patrimonialisme, ce n’est pas seulement la persistance d’un pouvoir personnel sous des formes modernes. C’est la capacité d’un système à se survivre à lui-même, en adaptant son apparence aux attentes du temps, sans jamais modifier son architecture profonde : verticale, opaque, concentrée, fondée non sur la loi, mais sur la loyauté.
Ce système n’est pas seulement une anomalie démocratique. Il a un coût. Et ce coût est considérable.
Il coûte d’abord à l’État lui-même, vidé de sa substance institutionnelle. Les administrations sont fragilisées, les mécanismes de contrôle neutralisés, les compétences marginalisées. Le fonctionnement devient imprévisible, dépendant des personnes plus que des procédures. Le service public s’érode. L’appareil d’État devient instable, inégal, inefficace.
Il coûte ensuite à l’économie, car il empêche la compétition loyale, décourage l’initiative indépendante, détourne les ressources vers des réseaux d’allégeance. L’investissement devient politique. La croissance devient conditionnelle. Et l’innovation se heurte à la rente.
Il coûte enfin à la société toute entière, car il fabrique de la dépendance, infantilise les citoyens, encourage la résignation. Il transforme la citoyenneté en demande d’aide. Il affaiblit les réflexes critiques. Il fait taire la parole collective en la remplaçant par des discours personnalisés et émotionnels.
Tant que l’État sera pensé comme une maison, le pouvoir comme une propriété, et le peuple comme un enfant — rien ne changera vraiment. Les figures passeront. Le système restera. Il ne suffit pas de dénoncer les abus, ni même de réclamer des réformes techniques. Il faut déconstruire un imaginaire politique hérité, où la proximité supplante le mérite, où la faveur remplace le droit, et où l’autorité échappe à toute forme de redevabilité.
La démocratie ne commence pas avec une élection. Elle commence là où personne ne possède l’État.